Le Roi Hassan II : Que les Arabes patientent pour que Sadate mène à bien sa mission 

Al Ahram, 24/12/1977

Le Roi Hassan II, Roi du Maroc, a déclaré que l’initiative de la paix menée par le Président Anouar El-Sadate est un acquis pour la cause arabe, et que le discours du Président Sadate devant le Parlement israélien n’a absolument pas outrepassé l’accord conclu entre les leaders arabes depuis la Guerre d’Octobre. Israël doit, d’ailleurs, se rendre compte de la nécessité de la paix pour un avenir prometteur dans le cadre d’une paix équitable pour tous … Dans ce qui suit, l’interview du le Roi Hassan II pour « Al-Ahram ».

Majesté, la presse et les médias arabes et internationaux ont donné un grand écho à votre discours devant les Ministres Arabes de la Justice. Ces derniers ont convenu qu’il s’agit d’un discours objectif et courageux d’un grand homme d’Etat… Pourriez-vous nous parler des raisons qui vous ont poussé à prendre cette position ?
Je crois, personnellement, que chaque chef d’Etat ou président d’un d’Etat a le droit de choisir de devenir un homme d’Etat ou un politicien. Si j’étais un politicien, je ne m’attaquerais pas à un tel sujet mais vu que je suis un homme d’Etat, je profite de cette occasion unique pour parler avec toute franchise et clarté de mon opinion concernant ce sujet. Même si tous les présents ne furent pas d’accord avec moi, ils ont respecté théoriquement mon analyse. Lorsque j’ai envoyé un message de soutien au Président Anouar El-Sadate, je n’étais ni sous le coup de l’émotion, ni sous l’influence de l’initiative que le Président a effectuée, mais après mûre réflexion, j’ai estimé que son acte constituait un tournant historique pour la cause arabe, dangereux pour les adversaires mais avantageux pour les arabes. Pourquoi avantageux ? Parce que, grâce à son voyage, il a mis son ennemi dans une situation délicate d’impuissance.

Au sujet de l’adversaire israélien, il lui revient de répondre à l’initiative égyptienne, et si la réponse israélienne était négative, l’histoire sera juge. Et si la réponse était positive, notre objectif serait atteint. C’est ainsi qu’en toute logique avec moi-même, je soutiens donc le Président El-Sadate, surtout que tout ce qu’il a dit au Parlement israélien n’est pas en contradiction avec les accords conclus depuis la Guerre d’Octobre de 1973. Voici donc les raisons qui m’ont donné l’occasion d’exprimer mon soutien à mon ami et frère le Président El-Sadate. Mais formuler les raisons de ce soutien n’explique pas toutefois ma position. J’espère que tout le monde comprendra qu’il y a une différence entre compréhension et assimilation et qu’ils sauront faire la part des choses.

Le Vice-président égyptien vous a rencontré trois fois. Puis-je vous demander ce qu’il en est des résultats de ces réunions et quelles sont vos impressions ? 
Le Vice-président Hosni Moubarak est un ami, au vrai sens du mot, parce nous appartenons à la même génération et nous avons la même approche en ce qui concerne l’humanitaire. Le Vice- président, Hosni Moubarak est déjà venu au Maroc, avant cette dernière visite, dans le cadre d’une tentative égyptienne visant à améliorer les relations entre le Maroc et l’Algérie. Mais après la deuxième visite, l’Egypte a compris que les Algériens lui opposaient une fin de non recevoir. Quant à la troisième visite, elle concerna surtout les relations bilatérales entre le Maroc et l’Egypte et l’évolution de la situation au Proche-Orient.

Le conflit israélo-arabe

Majesté, du point de vue historique, vous avez très tôt perçu les perspectives d’avenir des relations israélo-arabes, et la meilleure illustration en est votre rencontre avec Nahum Goldman le 25 juillet 1970, d’où la question : Qu’est-ce qui vous a motivé, ce jour-là, à accepter l’idée de cette rencontre? Et qu’en attendiez-vous à ce moment-là !
En 1959, en visite privée à Beyrouth, j’ai été invité chez la femme de mon frère, il y avait des invités et nous avons abordé le sujet d’Israël et des arabes. Je leur ai dit : je crois que vous n’êtes pas arrivés à envisager la solution ; comment cela, ont-ils rétorqué ? J’ai répondu : dans chaque ville, il y a un quartier propre aux juifs, donc, si tous les arabes se réunissent, invitent Israël à les rejoindre et l’intègrent à la ligue arabe, ce serait peut-être une solution au problème, cela nous permettrait aussi d’éviter des guerres, comme celle de 1967. Ils ont tous cru que je plaisantais, mais je ne plaisantais qu’à moitié. Maintenant, les événements ont montré deux choses :
La première, c’est qu’il n’est pas possible de jeter Israël à la mer… la Russie s’y opposerait aussitôt et ne nous laisserait pas mettre en œuvre un tel acte;
La deuxième, c’est que si la paix est nécessaire et si la paix est la solution naturelle, il nous faudra aller au bout de ce processus, car si nous nous en tenons à la paix normale et naturelle, nous passerons ainsi du négatif au positif… car nous savons tous qu’il est impossible de jeter Israël à la mer, partant de là peut être l’humanité comprendra mieux la paix.

L’avenir des relations avec Israël

Ceci nous amène à vous demander, Majesté ce que vous pensez de l’avenir des relations israélo-arabes suite à l’initiative de Sadate ?
A l’avenir, les relations entre Israël et les arabes se repartiront comme suit, d’un côté Israël et les Etats de la confrontation indirecte, de l’autre côté Israël et les Etats du refus… Si Israël et les Etats de la confrontation entraient tous dans une série d’étapes vers la paix avec pour objectif la cohabitation pacifique, je crois, personnellement, que la contagion de la paix se propagera graduellement à d’autres pays. Israël doit donc savoir que l’avenir de ses relations avec les arabes est entre ses mains. Car, nous, les arabes, voulons qu’Israël nous rende tout ce qu’il nous a pris. Israël doit rendre aux arabes les territoires qu’il leur a pris. Israël doit rendre aux palestiniens les droits dont ils ont été déchus. Israël a privé tous les musulmans de leurs droits sur Jérusalem, il doit donc leur rendre. Si on donne à chacun son droit et si on dédommage les ayants-droits, je crois, personnellement, qu’Israël ouvrira des perspectives d’avenir conformes à sa réalité.
Nous savons tous qu’Israël est dans une situation difficile parce que la génération des leaders actuels est en train de disparaître alors que la jeune génération en Israël fait trois ans de service militaire et trois mois annuellement en tant que réserviste. En plus, il n’y a aucune activité touristique et les conditions permettant à un étranger de se rendre hors de Tel-Aviv sont défavorables de crainte d’une explosion ou d’une bombe. Ajoutons à cela que les cadres israéliens de haut niveau dans le domaine de la technologie fuient Israël, car ils peuvent bien vivre à Londres ou à Paris ou à New York, touchent des salaires élevés en fonction de leur compétence et ne connaissent pas le service militaire. En outre, les ressources d’Israël viennent de l’étranger et beaucoup de ceux qui financent, un jour, en auront assez de payer. Donc, Israël a intérêt à choisir la paix.

Faisons un peu de retour en arrière et rappelons que pendant la Deuxième Guerre Mondiale, sa Majesté, le Roi Mohamed V, refusa d’expulser des juifs du Maroc. Et vous, Majesté, vous avez déclaré que les israéliens qui avaient quitté le Maroc pouvaient y revenir à tout moment. Souhaitez-vous adresser, en cet instant, un conseil au peuple d’Israël ?
Les futures générations devront affronter des problèmes différents de ceux que nous et nos ancêtres avons rencontrés : des problèmes d’ordre juridique. Je veux dire des problèmes juridiques, sur le fond et la forme, des problèmes touchant à l’éducation, au développement ainsi que des problèmes sociaux … Ceux-ci exigent, avant tout, des ressources et des moyens beaucoup plus importants qu’auparavant. Ces problèmes exigent, également, une nouvelle réflexion et une nouvelle méthode d’action. Et comme je l’ai dit, la nature des problèmes et leurs nombres nous obligent et nous forcent d’envisager une nouvelle approche qui nous permette de faire notre devoir.
Donc, si nous parlons de ces problèmes en prévision de l’an 2000, nous laissons nos enfants et petits-enfants confrontés à ces problèmes diverses, car nous n’en sommes ni vous ni moi responsables. Ainsi, lorsque le Maroc est devenu indépendant en 55, il est arrivé ce qu’est arrivé en Israël, et les arabes ont refusé, au début, les solutions et le partage, nous nous sommes donc trouvés divisés face au fait accompli. Pourtant, nous ne nous sommes pas dérobés. Nous sommes devenus membre de la Ligue Arabe et avons adhéré à ces décisions. Nous n’avons pas exprimé de réserves sur les actions de la Ligue Arabe ou sur ce que les arabes ont décidé, réunis ou divisés. Mais les arabes sont restés solidaires, nous sommes restés et resteront, aussi, solidaires avec eux. Donc, Israël doit savoir qu’en tous les cas et circonstances, et quelque soit l’origine des problèmes et la divergence d’opinion des Arabes, la solidarité arabe prime. Israël ne doit pas croire qu’il divisera les rangs arabes. Anouar El-Sadate, en premier lieu, et Hassan II, en deuxième lieu, peuvent changer d’idées et de logique, s’ils ont le sentiment qu’Israël trompe le monde ou l’opinion publique intérieure. C’est le conseil que j’adresse au peuple d’Israël.

L’unité arabe

Vous aviez pris l’initiative d’envoyer des émissaires aux présidents arabes cherchant l’unité arabe. Pouvez-vous nous parler de cette initiative ?
Le principe de cette initiative est de demander aux Arabes de garder le silence et d’être patients et de ni soutenir ni critiquer. Je leur demande silence et patience pour que le Président Sadate puisse achever la mission qu’il effectue, selon lui, en son nom et au nom des Arabes. Donc, silence pour que l’homme puisse travailler, prendre des décisions et nous présenter des résultats. C’est l’essence des messages que j’avais envoyés à mes amis, rois et présidents.

Certains ont proposé l’idée d’un dialogue « Israélo-palestinien au Maroc ». Qu’en pensez-vous?
A mon avis, et en principe, comme j’appartiens à l’Ecole islamique, l’Ecole du Prophète (bénit soit-il), qui préfère le dialogue à toute autre chose, la guerre étant l’ultime recours. Ce dialogue, je l’ai proposé aux palestiniens il y a quatre ans à peu près, non pas parce que nous avions des relations avec Israël, et si les palestiniens répondaient positivement, nous ferions le nécessaire pour qu’ils se rencontrent. Les circonstances n’étaient pas favorables et les palestiniens n’étaient pas non plus prêts…Maintenant, je pense, personnellement, que la rencontre reste nécessaire. Par contre, je ne pense pas qu’il faille l’organiser au Maroc. Et, si les palestiniens veulent être logiques avec eux-mêmes, ils doivent prendre leur part de responsabilité, et se retrouver au Caire, et non pas au Maroc, bien qu’ils soient chez eux au Maroc.

Les multiples facettes de votre personnalité, l’originalité arabe islamique, l’ouverture à la culture et à la civilisation arabe, votre respect de la tradition de votre pays de façon pragmatique … tout cela nous amène à vous demander d’expliquer aux jeunes de la nation arabe votre confiance dans le génie arabe dont vous avez déjà parlé devant les ministres arabes de la justice ?
Je crois que le secret du génie arabe, c’est qu’il n’y a pas de génie islamique, lorsque les arabes étaient principalement en Arabie, ils n’avaient pas de génie spécifique reconnu, que ce soit par les livres, la poésie, la Muallaqât et leur enthousiasme. Mais lorsque l’Islam s’est répandu, un phénomène s’est produit, c’est la naissance du génie islamique, car l’Islam est universel et une religion pour tous. Mais ce phénomène, qu’il était islamique et universel, est resté partie intégrante du génie arabe. Ce génie qui a essaimé aux quatre coins du monde et traite de toutes les activités intellectuelles et scientifiques, nous appartient-il, à nous, arabes ? L’arrivée des turcs au pouvoir a été catastrophique pour le monde arabe car tout a été déformé, et a faussé notre compréhension, nous poussant ainsi à l’immobilisme ; nous avons perdu l’esprit du livre, et les intellectuels ont décidé que le génie arabe serait divisé en 2 parties : soit d’une part on s’intéresse à l’algèbre et aux sciences naturelles, soit d’autre part on passe d’une langue à une autre, par exemple, du grec au latin ou du grec à l’arabe, un processus enrichissant, alors que cet immobilisme nous a empêché d’être créatifs. Ainsi, à titre d’exemple, l’Egypte qui a été à la pointe dans le domaine de l’enseignement supérieur et universitaire, quel en a été le résultat ?: des poètes au génie sans pareil, des grands philosophes, des économistes qui enseignent dans les universités, des médecins en Europe et en Amérique. Cela prouve que la formation universitaire vient du génie islamique, non pas du génie européen ou américain, sans parler du génie universel, en plus, les leaders sont influencés et liés à l’originalité et sont capables de faire face à la modernité. Raison pour laquelle, nos fils doivent maîtriser la langue arabe et apprendre, aussi, une deuxième langue étrangère. Il incombe à la nouvelle génération de savoir que l’analphabète n’est pas celui qui ne sait ni lire ni écrire mais celui qui ne connait qu’une seule langue. Allah – qu’Il Soit Grand – a envoyé le Prophète au monde entier, et les Arabes doivent être capables de transmettre ce message et ce génie à tout le monde, et pour ce faire, les Arabes doivent maitriser la langue arabe en premier lieu et la langue étrangère en deuxième lieu.

Majesté … Qu’en est-il de votre visite en l’Egypte ?
Nous n’avons pas encore fixé de date pour cette visite. Maintenant le président est engagé dans une lutte en notre nom à tous. Dès que les conditions seront favorables, je serai très heureux de venir en Egypte.

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